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Le poids du Smith & Wesson .38, modèle 64, sanglé à l’intérieur de son holster, qu’il portait sur le côté, était inconfortable, mais il faut dire que Culver n’était pas habitué à avoir une telle arme. Dealey l’avait informé qu’il était chargé de six balles, et non de cinq comme son prédécesseur, le modèle 36. Culver ne voyait aucune raison pour tirer, ne serait-ce qu’une seule balle : la guerre avait déjà eu lieu et il ne pouvait pas y avoir d’ennemi et encore moins de vainqueur. Dealey avait acquiescé tout en faisant remarquer que le danger viendrait de l’intérieur. Culver n’avait nulle envie de poursuivre la discussion.
Il tendit la torche devant lui ; le faisceau se reflétait sur les parois ruisselantes du tunnel. Les autres
— Bryce, Fairbank, et le responsable du Royal Observer Corps, McEwen – pataugeaient derrière lui, de l’eau jusqu’aux genoux, le regard constamment fixé sur les fissures et les niches dans les parois de brique incurvées, susceptibles d’abriter des créatures.
Fort heureusement, l’eau stagnante, recouvrant les voies du métro, masquait les déchets putréfiés de ceux qui avaient été massacrés près de l’entrée secrète de l’abri. Par malchance, Fairbank avait accidentellement heurté de la jambe une forme flasque sous l’eau et des os blancs s’étaient dressés, tels des fantômes, d’une tombe immergée. Les quatre hommes, plus méfiants, avaient poursuivi leur marche, chacun chassant de son esprit la pensée de mains squelettiques surgissant du courant souillé.
Malgré leur émoi, cependant, ce fut un soulagement pour eux de se trouver au-delà des limites de l’abri. Durant les quatre semaines de confinement, le moral s’était effondré et chacun était passé d’un profond désespoir à une apathie léthargique. Jusqu’à ces derniers jours où une vive tension leur avait succédé.
Bon nombre d’ingénieurs et du personnel du central téléphonique éprouvaient une certaine rancune à l’égard de Dealey qui leur avait interdit de partir, particulièrement quand Bryce avait avoué que les trombes d’eau extraordinairement puissantes qui ne cessaient de tomber depuis des semaines avaient certainement dû balayer une bonne partie des retombées.
Cependant Alex Dealey avait insisté pour que chacun attendit la sirène de fin d’alerte. Si l’on pouvait entendre les averses ininterrompues par les conduites d’air, il en serait de même pour les sirènes. Mais Culver sentait qu’il y avait autre chose dans les objections du responsable du gouvernement, un peu comme si céder à la foule signifiait non seulement abandonner l’autorité qu’il s’était conférée, mais aussi celle du gouvernement. Pour ne laisser place qu’au chaos.
Si le maintien de l’autorité n’avait pas totalement tourné à l’obsession chez Dealey, il semblait tenir du caprice. Peut-être que l’obéissance aux ordres était une façon pour lui d’échapper au désespoir, car il semblait que chaque survivant, prisonnier de l’holocauste, s’efforçait de retrouver dans ce nouvel univers un semblant de sa vie passée. Cela se manifestait de diverses manières : le docteur Reynolds pratiquait sa profession avec un dévouement tout particulier, même si son attitude semblait parfois cynique ; Farraday travaillait à ses machines, continuait à les faire fonctionner, incitant son personnel à l’aider à rétablir les communications, instaurant même une rotation de sorte qu’aucun ingénieur n’ait un jour de liberté complet ; Bryce vérifiait constamment les entrepôts, les armements, consultait les consignes d’urgence, même les cartes, comme si elles allaient leur fournir un lien tangible avec les autres stations de survie ; Kate aidait Clare Reynolds, Farraday, Bryce, Dealey, s’occupait tout le temps, servant d’assistante à chacun.
Culver ne pensait pas beaucoup au passé. Il ne troqua même pas ses vêtements contre ceux qui étaient fournis par les magasins de l’abri ; il garda son jean déchiré et sa veste de cuir élimée.
L’idée de partir en reconnaissance était plus une façon de se remonter le moral, de dissiper la tension qu’une réelle tentative de prendre contact avec le monde extérieur. Culver se rendit compte que, pour cette dernière éventualité, c’était encore trop tôt ; s’il y avait des survivants, ils seraient encore en état de choc. Et bon nombre d’entre eux devaient être agonisants. Pourtant il était heureux de partir. Auparavant, lorsque l’idée avait été lancée, il avait montré peu d’empressement et aurait peut-être refusé si une décision avait dû être prise sur-le-champ ; mais maintenant le central téléphonique, bien que vaste, était devenu pour lui une prison. Il en était de même pour bien d’autres, car les volontaires pour cette mission n’avaient pas manqué. Dealey s’était montré sélectif, faisant de Bryce le représentant de l’autorité, conférant à McEwen presque un rôle de militaire, et à Fairbank celui de délégué du personnel, Culver restant neutre ou servant éventuellement d’intermédiaire. Aux yeux de Culver, c’était une absurdité, mais il était prêt à accepter les petits jeux de Dealey si cela signifiait sortir de l’abri quelque temps. En fait, le groupe disposait de deux heures, et si l’instrument d’ionisation, porté par McEwen, enregistrait un taux dangereux de radiations dans les parages, alors le retour au central devait être immédiat.
Cependant leur départ n’avait pas remonté le moral des autres survivants autant que Dealey et ses proches collaborateurs l’avaient espéré. Culver avait éprouvé un sentiment de malaise au moment de partir et avait observé le visage des ingénieurs et du personnel quand ils s’étaient rassemblés autour de l’équipe de reconnaissance pour leur souhaiter bonne chance. Ils montraient de l’intérêt, mais peu d’émotion. Peut-être y avait-il une certaine crainte dans leurs yeux.
Le regard de Kate trahissait l’angoisse, mais c’était uniquement pour lui qu’elle avait peur.
— Je crois que j’aperçois la station !
C’était Fairbank qui avait crié, tirant Culver de ses pensées. Les quatre hommes braquèrent leurs torches devant eux.
— Vous avez raison, fit Culver, à voix basse, sans participer à la joie de Fairbank. Je distingue le quai. Sortons de cette eau.
Ils hâtèrent le pas et le tunnel résonna de leurs éclaboussements. Dans son désir de se libérer de l’obscurité accablante et de l’eau noire stagnante, Bryce trébucha sur une voie cachée, en pente raide ; son seul souci était de maintenir sa torche hors de l’eau. Culver et Fairbank attendirent que McEwen, se trouvant à proximité, aidât le responsable de la Protection civile à se relever.
— Du calme, les prévint Culver. Inutile de s’affoler avant même de voir la lumière du jour.
Ils avancèrent avec plus de prudence, à la queue leu leu, au centre du ruisseau, entre les rails invisibles. La puanteur dans le tunnel était insoutenable et les trois autres hommes n’avaient nulle envie de faire un plongeon similaire. Culver se mit sur le côté seulement lorsque le quai fut proche. Il s’arrêta, grimpa et promena sa torche sur le quai, tandis que les autres attendaient. La station semblait vide.
Il se tourna vers les autres et ne trouva rien à leur dire. Bryce leur suggéra de poursuivre la marche.
Culver aida chacun d’entre eux à se hisser sur le quai ; ils ne s’arrêtèrent qu’une fois parvenus devant l’accès aux escaliers mécaniques. Seul le ruissellement de l’eau était perceptible, bruit sourd d’aspiration qui se répercutait sur les parois carrelées. Ils tournèrent leurs torches vers des affiches annonçant de nouveaux films, vantant le meilleur whisky, les plus beaux collants. Un sentiment d’intense nostalgie s’empara d’eux. Le jour de la délivrance ressemblait maintenant à un voyage dans l’irréel ; ce n’était plus un simple périple dans une ville ou un pays voisin.
Culver se remémora les hurlements, les cris de panique, perçus seulement quelques semaines plus tôt ; sa poitrine se serra comme si la pression venait de l’intérieur. Il s’était vaguement attendu à trouver le quai jonché de corps, et peut-être un ou deux survivants parmi eux ; le vide était, d’une certaine manière, plus effrayant encore. La pensée soudaine d’éventuels survivants qui, remontés à la surface, avaient déjà essayé de s’adapter, commencé même à recréer une forme de vie, atténuait sa peur ; pas de façon déterminante, mais suffisamment pour lui redonner un peu d’espoir. Ce halo d’optimisme ne dura que quelques instants éphémères.
— Oh, mon Dieu !
Ils se retournèrent et virent McEwen debout, sur le seuil. Sa torche était orientée vers les escaliers mécaniques, un peu plus loin. Les trois hommes s’approchèrent lentement de McEwen qui leva la main pour éclairer l’escalier. Fairbank poussa un profond gémissement, Bryce s’affaissa contre le mur, Culver ferma les yeux.
L’escalier était jonché de cadavres. Il y en avait davantage encore, bien davantage, amoncelés au pied des trois escaliers, amas éparpillés, en décomposition ; du sang noir, coagulé et séché, sortait comme une lave gelée des amas de chair. Même de l’endroit où ils se tenaient, les quatre survivants voyaient bien que les cadavres n’étaient pas intacts et que leur mutilation n’était pas due au pourrissement des chairs.
Les membres ne se décomposaient pas avant le reste du corps. Les organes visibles – nez, oreilles, yeux – ne s’altéraient pas. Les estomacs n’éclataient pas comme si les intestins s’étaient libérés.
Bryce s’était mis à vomir.
— Que leur est-il arrivé ? s’écria Fairbank, incrédule. Par ici les bombes n’ont fait aucun dégât, rien qui puisse causer ces bless... (Il s’interrompit brusquement, prenant conscience de ce que les autres savaient déjà.) Non, c’est impossible ! Les rats n’ont pu attaquer autant de personnes. (Il lança un regard désespéré à Culver.) A moins qu’ils n’aient péri avant. Oui, c’est sûrement ça ! Les radiations les ont tués d’abord et les rats les ont dévorés.
— Il y a du sang séché partout, fit Culver en secouant la tête. Les cadavres ne saignent pas.
— Doux Jésus... (Fairbank sentait ses genoux flageoler ; il s’appuya lui aussi, contre le mur.) Nous ferions mieux de retourner à l’abri. Il y en a peut-être d’autres dans le coin.
McEwen avait déjà fait demi-tour vers le quai.
— Il a raison. Il faut qu’on reparte.
— Attendez, fit Culver en le saisissant par le bras. Je ne suis pas un expert, mais, vu leur état, ces gens ont été attaqués il y a pas mal de temps. Si les rats étaient encore dans les parages, il ne resterait pas grand-chose de ces cadavres. Ce serait... (Il réprima un haut-le-cœur)... une réserve constante de nourriture pour la vermine. A mon avis, les rats sont allés ailleurs, sans doute à la recherche de nourriture plus fraîche.
— Vous voulez dire qu’ils peuvent se permettre d’être difficiles ? dit Fairbank d’une voix trop faible pour être méprisante.
— Je crois que nous devrions continuer. Si cette pourriture est quelque part, c’est derrière nous, dans les tunnels.
— Fantastique. Nous allons avoir un but, fit l’ingénieur en retournant sa torche dans la direction d’où ils venaient.
— Culver a raison, il nous faut continuer, dit Bryce en s’essuyant la bouche avec un mouchoir. (Il s’appuyait toujours au mur.) Ces vermines vivent dans l’obscurité depuis que le monde, au-dessus, leur est hostile. Elles se cacheront là où elles se sentent en sécurité et n’attaqueront que les faibles et les sans-défenses. Ces malheureux agonisaient peut-être avant d’être dévorés.
Il tenta de se redresser ; à la lueur de la torche, son visage avait un aspect spectral.
— De plus, deux d’entre nous ont des armes ; nous pouvons nous défendre.
Culver aurait pu sourire à la pensée de deux revolvers faisant fuir des hordes de vermines monstrueuses, mais cela exigeait un trop gros effort.
— Nous sommes arrivés trop loin, presque au point de non-retour. Si nous faisons demi-tour maintenant, notre sortie n’aura servi à rien. Si nous parvenons en haut de ces escaliers, nous aurons, au moins, une idée des possibilités que le monde nous a laissées. Qui sait s’il ne grouille pas de vies humaines... Ils essaient peut-être même de créer un peu d’ordre dans ce foutoir.
— Ouais, j’aimerais le croire mais il faudrait être complètement dingue.
Fairbank frappa le mur lisse du plat de la main.
— Vous avez toutefois raison sur un point : nous avons parcouru un trop grand chemin, alors continuons. Je veux voir la lumière.
— Mais il va nous falloir nous hisser au milieu des cadavres, s’exclama McEwen en dévisageant les trois autres comme s’ils étaient devenus fous.
— Ne les regardez pas, suggéra Fairbank.
— Comment ne pas les sentir ? (La voix plaintive du responsable du Royal Observer Corps trahissait son angoisse.)
— Vous avez le choix : venir avec nous ou faire demi-tour seul, fit Culver en s’éloignant.
Bryce et Fairbank s’écartèrent du mur et suivirent. Après un bref instant d’hésitation où il sentit son visage se creuser et ses intestins se relâcher, McEwen les suivit.
Culver ne pouvait pas détacher son regard des premiers corps ; ils exerçaient sur lui une fascination particulièrement morbide, un besoin irrépressible de voir le degré de mutilation infligé à une carcasse humaine. Plus que le spectacle de la chair mutilée, ce qui rampait entre les plaies béantes et les orbites vides faisait de la révulsion même un exutoire à sa curiosité. Il fit son possible pour ne pas respirer trop profondément.
Ils gravirent les escaliers, s’efforçant d’éviter les cadavres, de ne fixer leurs regards et leurs torches nulle part. Culver se demandait depuis combien de temps les générateurs électriques de secours fonctionnaient : ces gens avaient-ils péri dans l’obscurité totale, sentant seulement les mâchoires cinglantes et les griffes, ou avaient-ils été témoins de la panique de leurs assaillants ? Qu’est-ce qui était le pire : ne pas être conscient des démons invisibles vous rongeant le corps tordu de douleur ou avoir pleinement conscience des bêtes carnivores noires vous lacérant sous vos yeux ? Culver glissa ; son genou heurta la poitrine d’un homme dont le visage n’était plus qu’un trou béant.
En reculant, il faillit tomber sur Bryce qui le suivait dans l’escalier. Bryce se retint à la rampe, évitant ainsi de dégringoler dans les escaliers. Recouvrant ses esprits, Culver reprit son ascension, mais il ne parvenait pas à chasser de ses pensées une question terrifiante : pourquoi les créatures fouinaient-elles aussi profondément dans les crânes alors qu’elles avaient à leur disposition de la chair et des organes frais ?
Il s’arrêta et promena son regard sur les corps amoncelés devant lui. Il faudrait les dégager mais l’idée de les toucher n’était guère séduisante.
— Aidez-moi, dit-il à Fairbank, qui se trouvait juste derrière l’officier chargé de la Protection civile.
Bryce s’écarta pour laisser l’ingénieur passer.
— Mon Dieu, est-ce indispensable ? s’écria Fairbank d’un ton plaintif. Ne peut-on pas simplement les enjamber ?
— Et risquer tous de dégringoler jusqu’en bas dans une avalanche de cadavres ?
— Puisque vous le prenez comme ça...
Le premier corps qu’ils soulevèrent était celui d’une femme qui, l’abdomen ouvert et les entrailles arrachées, était légère comme une plume. Ils prirent soin de ne pas regarder le visage sans traits.
— Mettez-la entre les escaliers roulants, elle glissera.
Fairbank obéit et regarda le corps s’enfoncer rapidement dans les ténèbres.
— Voilà une promenade qu’elle n’a pas pu apprécier, dit-il. (Il se figea devant le regard glacial de Culver et baissa les yeux.) Excusez-moi, marmonna-t-il. C’est... c’est de la bravade, vous savez. J’ai une putain de peur...
Il s’éloigna et s’approcha d’un autre cadavre. C’était également une femme, mais celle-ci avait encore quelque chair et n’était pas facile à soulever, même si elle n’avait plus de seins et l’estomac évidé. Les deux hommes grognèrent sous l’effort et lorsqu’un bras tomba sur l’épaule de Culver dans une étreinte amoureuse, il dut se mordre la lèvre inférieure pour ne pas crier. Il lui manquait tous les doigts.
Quand son corps, tournoyant en prenant de la vitesse, finit sa course dans l’obscurité, ils passèrent au suivant. L’espace de quelques secondes, ils ne purent détacher leurs regards d’une minuscule enfant dont le corps recroquevillé était intact. La lourde femme avait protégé la petite fille des dents acérées, mais son poids, conjugué à celui des autres, l’avait étouffée.
Culver s’accroupit et releva une mèche or pâle, presque blanche, de sa joue. Les autres l’observaient, ne sachant pas vraiment que faire. Fairbank se tourna vers Bryce, qui lui répondit d’un léger signe de tête.
Finalement, Culver allongea l’enfant sur le côté et disposa ses membres intacts pour que son corps reposât en paix. Les autres s’attendaient peut-être à voir des larmes lorsqu’il se releva, ou du remords, le visage écrasé de douleur ; ils n’étaient pas préparés à cette expression sinistre, les dents serrées, à cette colère qui trahissait une froideur effrayante. Pour la première fois Bryce décela autre chose chez cet étranger quelque peu laconique qui avait été catapulté dans leur groupe de façon si dramatique quelques semaines auparavant, un je-ne-sais-quoi que Dealey avait remarqué depuis le début. Dealey avait essayé de manipuler Culver durant leur internement forcé, de gagner sa confiance en le faisant membre de l’équipe des « officiels », mais Culver n’avait pas été dupe. Il n’avait pas non plus accepté de s’allier aux autres, ceux que secrètement Dealey appelait « les civils ». Il restait libre et, en tant que tel, avait la confiance des deux camps, sans toutefois être totalement intégré. Bryce pensait que c’était le cadet de ses soucis, prenant l’attitude de Culver pour de l’apathie ; maintenant, pour la première fois, il se rendait compte que l’impassibilité de Culver, paradoxalement, masquait une intensité de sentiments que seul un instant comme celui-ci pouvait révéler. Une fois cet aspect découvert, on prenait conscience que cela avait toujours été le cas et que c’était la raison pour laquelle on se sentait toujours légèrement mal à l’aise en sa présence. C’était subtil. Sans doute fallait-il des situations extrêmes pour révéler au grand jour cet état de choses. Il ne comprenait pas pourquoi cette révélation soudaine avait revêtu autant d’importance à ses yeux, mais, à son grand soulagement, Bryce se disait que cet homme était bien plus complexe qu’il ne le paraissait. Bizarrement, il se sentait sécurisé en sa compagnie.
Culver tirait un autre corps, cette fois un homme dont l’une des orbites était élargie comme si elle avait été percée de part en part. Fairbank s’avança et aida le pilote à soulever le corps pour le poser sur le toboggan de fortune. En même temps, il jeta un coup d’œil vers le haut des escaliers roulants et son attention fut attirée par une forme qui bougeait.
— Qu’est-ce que c’est ?
Les autres suivirent la direction de son regard. Une silhouette noire s’avançait vers eux, glissant de la même manière que les cadavres qu’ils évacuaient. Elle s’approchait à vive allure.
Fairbank, craignant le pire, lâcha la rampe dans un mouvement de recul. McEwen sortit son revolver.
Culver leva la main comme pour l’empêcher de tirer.
— Ça va, ce n’est qu’un cadavre.
Fairbank poussa un bref soupir de soulagement et s’avança de nouveau vers la rampe, mains tendues comme pour attraper la silhouette qui glissait.
— Laissez ça, fit Culver doucement mais d’un ton où perçait l’inquiétude.
L’ingénieur, haussant les sourcils de surprise, retira sa main. Quand la forme passa près de lui, il comprit le conseil de Culver. Le cadavre était sans tête.
Cette fois, il lâcha la rampe, abasourdi. Ils suivirent tous, de leur lampe, la descente du corps.
— Qu’est-ce quia pu faire ça ? demanda Fairbank, le souffle coupé.
— C’est comme le reste, fit Culver éclairant de sa torche le carnage en haut et en bas. Venez, on a la place de passer maintenant.
Il enjamba deux corps, se tenant à la rampe pour garder l’équilibre.
— Attendez une minute, dit Bryce. Et s’il en restait là-haut ? Quelque chose a bien poussé ce corps.
Culver hâta le pas.
— Peut-être l’avons-nous dérangé, s’écria-t-il en se retournant. S’il était sur la rampe, le mouvement a dû le faire bouger. Ou alors il s’est simplement désintégré.
Les trois hommes derrière se jetèrent mutuellement un regard anxieux, puis, d’un commun accord, suivirent Culver. McEwen gardait son Smith & Wesson .38 dégagé du holster.
Ils atteignirent le haut de l’escalier après avoir heurté deux autres amas de corps qu’ils évacuèrent rapidement, sans s’appesantir. Bryce s’étonnait de la rapidité avec laquelle l’esprit s’adaptait aux circonstances, se dépersonnalisait à la suite d’une tragédie aussi gigantesque. Les affres de la maladie étaient toujours présentes, mais peu à peu tous devenaient insensibles à l’horreur. Pas complètement, mais suffisamment pour ne pas perdre la raison.
Enfin ils arrivèrent aux barrières qui menaient aux escaliers mécaniques. Ils éclairèrent le hall et le spectacle cauchemardesque qui s’offrit à eux les plongea dans l’effroi.
Le hall, juste en contrebas de la rue, n’était qu’un vaste charnier. Ou plutôt un abattoir, se dit Culver.
Il y avait deux entrées par lesquelles la pluie s’infiltrait, diffusant la lumière grise du jour. Les formes enchevêtrées donnaient l’impression d’avoir été taillées dans le roc, tant elles étaient dénuées de vie, de couleur.
Bon nombre des survivants s’étaient, de toute évidence, trainés vers la station où ils s’étaient engouffrés, essayant d’échapper à la poussière mortelle qui, ils le savaient, allait bientôt tomber sur eux. Il se rappelait ceux qu’il avait, en compagnie de Dealey, vus fuir les tunnels ; avaient-ils cru qu’ils seraient plus en sécurité dans le hall, que la vermine, effrayée par le nombre, garderait ses distances ? Les lieux avaient dû regorger de blessés, d’agonisants. L’odeur de sang frais avait dû irrésistiblement attirer les créatures qui se trouvaient à l’étage inférieur.
Dans le hall, il y avait plusieurs portes. Dealey et lui avaient emprunté l’une d’elles pour échapper à l’holocauste. Certaines, ouvertes, étaient encombrées de cadavres. Sans doute des survivants qui avaient tenté de fuir. Il se demanda ce qu’était devenu l’ouvrier de la station qui lui avait indiqué l’emplacement de la torche et braqua sa lampe sur la porte en question. Elle était sortie de ses gonds.
Fairbank s’était approché de la billetterie, un vaste bureau isolé, tout en longueur, au centre du hall ; il enjamba avec prudence les cadavres, ressemblant à des écorces vides, et chassa les mouches qui bourdonnaient avec avidité. Il exécrait autant ces parasites grouillants que les monstres voraces. Tout comme les hommes qui avaient envoyé les missiles.
La porte du bureau était ouverte, le corps d’un homme était étalé sur le seuil, donnant l’impression qu’il avait essayé de fuir un danger à l’intérieur. Fairbank poussa la porte jusqu’à ce qu’elle heurte un objet solide de l’autre côté. Par la porte entrebâillée, il eut un élément de réponse aux questions qu’il se posait.
Des survivants terrorisés, se croyant en sécurité, avaient dû se cacher là, derrière le bureau vitré, quand la vermine avait attaqué. Mais deux panneaux avaient volé en éclats et d’autres étaient fissurés de part et d’autre. Les explosions avaient probablement provoqué les fissures et rendu le verre plus fragile ; les rats n’avaient pas dû avoir grande difficulté à se frayer un chemin.
Il renifla l’odeur qui se dégageait de l’endroit exigu et aperçut quelque chose qui, momentanément, lui coupa le souffle et faillit arrêter les battements de son cœur.
— Mon Dieu, là-bas !
Les autres, plongés dans leurs propres réflexions, se tournèrent vers le bureau. Il leur fit signe d’approcher.
Ils se regroupèrent sur le seuil, braquant tous leurs torches sur le carnage à l’intérieur de la billetterie. Ils repérèrent vite ce qui avait provoqué la réaction de Fairbank.
Le rat noir était énorme, il mesurait presque soixante-dix centimètres. Sa queue courbée écailleuse en faisait au moins trente-cinq. Il avait le pelage raide, terne et sec, l’arrière-train massif bombé, comme prêt à bondir. Mais les yeux jaunes diaboliques étaient inertes, la bouche et les incisives sèches. Il en émanait pourtant une impression de mort, une méchanceté qui fit reculer d’horreur les trois hommes ; il avait le cou bizarrement tordu, le crâne bosselé de façon peu naturelle.
Seul Culver s’avança.
Il se baissa pour examiner la bête de près. Une personne s’était défendue et avait battu le rat à mort. Elle avait probablement péri aussi, tuée par ses compères, mais au moins il ou elle n’avait pas cédé facilement. Peut-être y avait-il d’autres rats morts, éparpillés au milieu des corps en décomposition qu’ils avaient attaqués.
Aucune faiblesse n’émanait de la créature, même dans son état. Pourtant le crâne était défoncé. Avec quelle force avait-il été frappé ? Culver effleura la marque laissée par le coup ; les os s’enfoncèrent sous ses doigts. Le crâne était mince et fragile. Aucun signe de sang. Le coup n’avait même pas entamé la chair, pourtant il avait provoqué la mort du rongeur. Culver retourna le corps et ne trouva pas d’autre blessure. Peut-être les rats avaient-ils un crâne pellucide – tout au moins celui-ci. Où cela le menait-il ? Nulle part. On pouvait vraisemblablement gagner une bataille contre une ou deux de ces créatures, en leur écrasant la tête, mais elles ne se déplaçaient qu’en meute, en vaste meute.
Il se redressa et, froidement, donna un coup de pied dans le cadavre au pelage hérissé avant de quitter le bureau.
Ses compagnons observaient la pièce avec circonspection tandis que Culver se frayait prudemment un chemin vers eux. Il chassa les mouches et autres insectes, détournant le regard quand elles se posaient sur les plaies béantes des morts pour pondre leurs œufs. A quelle vitesse ces insectes insidieux allaient-ils se multiplier maintenant qu’ils n’avaient pas d’adversaires ? Et quelles épidémies allaient-ils engendrer et propager parmi les survivants ? Quand la pluie cesserait, cette autre menace imperceptible se nourrirait de l’air pour croître et tout dévorer. Seul l’hiver y mettrait un terme, endiguerait leur flot, mais seulement temporairement.
— Combien de ces vermines ont vécu dans les égouts et les tunnels ? Et depuis combien de temps ? demanda Culver en regardant Bryce droit dans les yeux.
Le responsable de la Protection civile détourna les yeux ; une fois de plus, la lueur dans le regard de Culver était intimidante. Il parlait d’une voix basse, contrôlée, mais où perçait la colère.
— Je ne sais pas, répondit-il, effrayé par tout ce qui l’entourait et par le ton de Culver. A ma connaissance, il n’y a eu aucun rapport à leur sujet.
— Vous mentez. Ils sont trop gros et trop nombreux pour s’être dissimulés si longtemps.
Son visage était à quelques centimètres de celui de Bryce. Les deux autres assistaient à l’algarade, eux-mêmes intéressés par les réponses.
— Je jure que je ne sais rien. Il y avait bien des rumeurs...
— Des rumeurs ? Je veux savoir, Bryce.
— Rien de plus ! Simplement des ouï-dire. Des histoires de gros animaux, peut-être de chiens qui rôdaient dans les égouts. Personne n’a accordé le moindre crédit à ces histoires. En fait, les rapports disaient que, ces dernières années, les rats se faisaient de plus en plus rares.
— Ouais, de simples rats. Personne n’a donc eu la curiosité de creuser le problème ?
— Vous... vous voulez dire que ces créatures ont chassé les autres ?
— C’est possible. Allons, Bryce, vous êtes un responsable du gouvernement, vous devez en savoir davantage. Des ouvriers, travaillant dans les égouts, ont-ils disparu ?
— C’était courant, Culver, vous devez le comprendre. Il y a des centaines de kilomètres de tunnels sous la ville et les égouts ont toujours représenté un danger à cause des inondations, des effondrements. Et il y a toujours eu des bêtes. Dieu seul sait ce qui a rôdé dans les tunnels toutes ces décennies...
— Bryce...
— Je vous dis la vérité ! Je travaille pour la Protection civile, rien de plus ! Si quelqu’un doit savoir quelque chose, c’est Dealey.
Culver le fixa encore quelques instants avant de se détendre.
— Dealey, fit-il, presque dans un soupir.
Il se rappela soudain la fuite dans les tunnels juste après l’explosion des bombes atomiques ; il avait dit à Dealey, alors aveugle, qu’il y avait d’énormes rats autour d’eux. Dealey s’était inquiété de savoir s’ils avaient un pelage noir et avait dit quelque chose comme : « Non, pas maintenant », comme s’il était au courant. Il avait peut-être fait allusion à l’époque où les mutants avaient donné libre cours à leur folie ; ou il devait savoir qu’ils n’étaient pas tous morts.
— Peut-être donnera-t-il quelques explications à notre retour, dit Culver en s’éloignant de Bryce. Allons voir ce qu’il reste là-haut.
Ensemble ils enjambèrent les morts, chacun observant avec prudence les formes noires qui se mouvaient parmi eux. Ils aperçurent une ou deux carcasses de rats gisant au milieu de leurs victimes, mais Culver remarqua autre chose. Il se tourna vers Bryce ; ils échangèrent un long regard. Un courant passa, ils comprirent intuitivement, mais ni l’un ni l’autre ne mentionna ses observations aux deux autres dont l’unique souci était de trouver un moyen de sortir. La pluie, qui martelait les marches bordées de métal et les éboulis, formait un jet d’écume. Le bruit était intense, presque violent.
— Ils ont détruit les cieux également.
C’était une phrase étrange et poignante dans la bouche de Fairbank ; tous frissonnèrent. Bien qu’abrités dans l’entrée, ils furent mouillés par un brouillard de pluie.
— Observez le compteur Geiger, dit Bryce au responsable du Royal Observer Corps. D’abord ici, à l’intérieur, et ensuite dehors.
McEwen mit en marche l’appareil, tenu à l’épaule par une courroie ; il se rendait compte qu’il aurait dû procéder à une vérification des radiations dans l’atmosphère à chaque stade de leur tournée d’exploration. Avec tout ce qu’ils avaient enduré, ils avaient omis de prendre cette précaution.
L’amplificateur de l’instrument d’ionisation émit plusieurs déclics. McEwen rassura très vite Culver et Fairbank.
— C’est normal. Il reçoit simplement des particules à haute fréquence, naturelles dans l’atmosphère. Vous voyez, c’est irrégulier, faible, rien d’inquiétant.
— Si on prenait une douche ? fit Fairbank, désignant du pouce la pluie qui tombait à verse.
McEwen semblait moins sûr de lui. Il ôta le compteur Geiger de son épaule et le plaça sous la pluie.
— C’est tiède, la pluie est tiède ! s’écria-t-il en retirant ses bras et en secouant les gouttes comme si elles étaient acides.
— Tout va bien, s’empressa de dire Bryce. Le compteur n’enregistre rien.
— Alors pourquoi est-ce tiède ? demanda Culver, considérant Bryce avec suspicion.
— Qui sait ce qui se passe dans les couches supérieures de l’atmosphère terrestre ? Peut-être la pluie s’est-elle rafraîchie autour de l’équateur ? (Il s’impatienta.) Vous ne cessez de me traiter comme si, d’une certaine manière, j’étais responsable de tout cela. Je ne suis qu’un minuscule maillon insignifiant de l’énorme chaîne gouvernementale, Culver. Ma tâche a toujours été de protéger des vies, non de les détruire, et en cela, j’ai dû lutter contre les ministres de Whitehall plus que je ne pourrais vous le dire. Le corps de la Protection civile a failli disparaître, il y a quelques années, mais nous avons réussi à l’éviter en soulevant l’opinion publique.
Culver était sur le point de répondre lorsque Fairbank l’interrompit, désignant d’un signe de tête l’escalier détrempé, et dit avec détermination :
— J’aimerais jeter un coup d’œil là-haut.
Le sourire de Culver fut long à venir ; d’un regard impassible, il fixait Bryce.
— Ouais, fit-il, je crois que nous aimerions tous savoir ce qu’il reste.
Il sortit sous la pluie.
Quelle sensation agréable, quel plaisir ! Un bain purificateur. Il leva la tête vers le ciel, les yeux clos, et la pluie battante lui cribla le visage. McEwen avait raison elle était tiède, d’une tiédeur peu naturelle. Mais c’était la vie et c’était magnifique. Il gravit les marches, suivi de près par les autres.
Culver parvint au sommet et s’arrêta, laissant aux autres le temps de le rattraper. Ils promenèrent leurs regards sous le choc ; la pluie tiède, seul bruit perceptible, leur martelait le corps.
Bryce se jeta à genoux en criant :
— Non ! Non ! Non !...